« J’irai dormir chez la dame de Haute-Savoie »

Samedi 11 septembre

« Souviens toi de vivre ».
Ce petit écriteau en bois fixé sur un tronc au bord de mon sentier accroche mon regard, et me laisse de quoi méditer pour la fin de journée.
J’ai quitté Briançon tôt ce matin, ses rues en pente, sa cité Vauban et sa position stratégique entre cinq vallées, ouvrant un réseau infini d’escapades pour les amateurs d’outdoor.
J’entame la dernière « ligne droite » de mon aventure en entrant dans le Parc Naturel Régional du Queyras. Avec son environnement riche et varié, c’est un condensé de petites merveilles pour en prendre plein les yeux du matin au soir, et du soir au matin. Transition entre les Alpes du Nord et celles du Sud, il offre tantôt forêts de pins et de mélèzes, tantôt prairies d’alpages, lacs, cascades ou rivières.

C’est sous un beau soleil que je monte aux Chalets des Ayes, paisible hameau situé en bas du col du même nom. Quatre chevaux chillent en liberté devant ce panorama montagnard. Un papy accompagné par son berger allemand aussi vieux que lui leur apporte quelques croutons de pain, rituel silencieux qui semble instauré entre ce petit groupe de locaux.

Quelques cuillères de beurre de cacahuètes et un reste de pizza en guise de pause une fois arrivée là-haut, et je redescends à Brunissard, village découvert quelques années plus tôt lors de mes premiers tests de montagne en solo, réalisant alors le tour du Queyras sur une dizaine de jours.

Je me retiens de pousser la porte de l’apiculteur local, chez qui j’avais trouvé à l’époque un régal de miel de montagne… mais là non, vraiment pas besoin de 500g additionnels dans mon sac de sherpa !
Pour compenser, je m’offre un goûter gaufre & glace un peu plus loin. Mon corps me réclame des calories que j’ai du mal à gérer au quotidien, me contentant souvent d’en-cas rapides un peu trop légers à son goût.

Recharge des réserves d’eau à la fontaine du village, point stratégique et salvateur de tout randonneur, puis direction le lac de Roue pour un bivouac aux conditions parfaites.
Étendue d’eau atypique perchée à 1850 mètres au-dessus des villages qui l’entourent, ancienne tourbière transformée en lac, elle est en partie recouverte par des plantes aquatiques qui lui donnent cet aspect si particulier.
Toute une palette de couleurs s’étale devant moi, du doré des prairies au vert des mélèzes, du ciel bleu au gris des roches escarpées.    

Pour moi, peu de lieux offrent une ambiance aussi sereine qu’un lac de montagne. Éclairée par les rayons de fin d’après-midi, je profite de cette quiétude particulière entourée de quelques libellules, bien trop rapides pour se laisser photographier.
Le soleil disparaît doucement pour laisser place à une belle nuit étoilée, sans un bruit. Même pas un écureuil pour me réveiller parmi les arbres de la forêt au petit matin…

Dans la vallée suivante, c’est Château-Queyras et son fort qui domine le village, lui aussi remanié par la patte de Vauban.
Plus haut, un massif tranche au milieu de la lande rouge orangée, ses deux pointes rappelant les oreilles d’une tête de loup. Puis arrive le « Col Fromage » pour lequel, a priori, l’équipe de brainstorming en charge des nominatifs montagnards était en panne d’inspiration…

A Ceillac, village départ de nombreuses randonnées dans le Queyras, on accède plus haut à deux superbes lacs, qui mettent une fois de plus en lumière les œuvres d’art créés par Mère Nature.
Le lac Miroir, qui commence lui aussi à prendre ses teintes automnales, faisant ressortir sa végétation à l’ambiance canadienne.

Et quelques centaines de mètres plus en altitude, le légendaire lac Saint Anne, au bord duquel j’installe mon bivouac du jour.
L’eau y est si claire que même d’en contrehaut, je peux y voir les poissons nager sur ses abords. J’ai encore un peu de temps avant l’arrivée de la fraicheur de fin de journée, et je profite de crapahuter pieds nus autour du lac, les orteils sur l’herbe moelleuse, instants de douceur après une journée renfermés dans mes lourdes chaussures de marche. 

Autour des cimes, on entend à intervalles réguliers le bruit de pierres qui roulent le long du versant, signe du passage de chamois ou de bouquetins qui escaladent les rochers. J’essaye sans succès de les apercevoir, « attablée » devant mon repas de « luxe » à la french touch ; soupe de légumes, fromages du Queyras et croissant-nutella !

Au matin, le soleil se lève timidement avant de retourner se cacher derrière une brume nuageuse, créant une nappe opaque et lumineuse en fond de scène.
Une hermine furtive qui devait me surveiller alors que j’étais de dos à admirer le lac file en sautillant derrière les rochers.
Tout au loin, la vue du col s’ouvre jusque sur la barre des Écrins, dévoilant l’imposant sommet de la Meige et son glacier, unique touche blanche dans cet univers minéral.

Dans la vallée suivante, les marmottes sont de sortie en nombre, toujours plus grasses, se gavant de leur petit déjeuner, pas une seconde effarouchées par mon passage.

L’air humide fait ressortir l’odeur de la forêt. Je rejoins la vallée de l’Ubaye en suivant sa rivière du même nom, déconnectée des réseaux dans cette région reculée et préservée.

Après un mois de météo idéale, une nouvelle dépression approche. Pluies, orages et alertes oranges qui compliquent à nouveau mes plans… 
Je laisse le bivouac de côté pour une option gîte, dont l’accueil froid des propriétaires est heureusement compensé par un chaleureux groupe croisant les infos de leurs itinéraires du jour et de ceux à venir.

Le lendemain, après une nuit d’averses, le ciel menaçant me fait presser le pas pour avaler une nouvelle étape. Je ressors avec résignation le poncho, ses crissements plastifiés et ses claquements dans les bourrasques de vent.
Le passage au milieu d’anciennes fortifications et baraquements militaires ajoute à la touche austère de l’étape.
Pas un bruit, pas un animal, ni au sol ni en l’air. Silence magistral au beau milieu des sommets embrumés.

A onze heures, on a déjà l’impression que la nuit tombe sur la vallée en contrebas. Ambiance de fin du monde.
J’arrive au pas de course à Larche, village entièrement détruit par les Allemands lors de la seconde guerre mondiale, reconstruit depuis mais néanmoins semblable à un village fantôme sous ces conditions, qui plus est hors saison.
Réfugiée au chaud et au sec dans une petite auberge, je tergiverse sur mes étapes à venir, du fait de l’instabilité météo et d’infos diverses glanées ces derniers jours.

Finalement, c’est Julien qui m’offre une alternative idéale. Breton installé à Tahiti depuis dix ans, il est venu passer un peu de temps au calme dans une paisible maison familiale et m’accueille à Embrun, au bord du lac de Serre-Ponçon, un peu plus à l’ouest de mon itinéraire initial.
C’est la première personne originaire de la Côte Atlantique que je rencontre depuis mon départ, et je renoue avec plaisir avec le monde de la Mer. Nos conversations maritimes me reconnectent en douceur avec mon environnement à venir, faisant baisser mon appréhension de laisser les montagnes derrière moi…

Un week-end pour profiter du lac et de son rooftop. Des sources chaudes finalement pas si chaudes pour s’y aventurer. Des vues panoramiques dans les alentours. De Vauban et de ses fortifications, encore lui. Et puis, après un gros orage nocturne, des premières neiges tombées sur les sommets… Winter is coming !

Ces quelques jours m’apportent l’énergie parfaite pour entamer mes dernières étapes, direction les Alpes Maritimes. Ici, winter is not coming at all, les températures estivales ne laissant même pas encore songer à l’automne.

Je retrouve l’ambiance méridionale dans laquelle j’ai vécu ces dernières années. Les maisons crépies, l’accent chantant, les petits villages provençaux perchés sur les hauteurs. Les oliviers et les figuiers. Les lauriers roses et les chèvrefeuilles. Les odeurs changent, l’air est plus sec, les buissons épineux griffent les mollets sur les petits sentiers.
Ca sent le Sud, les écorces de pin et le thym. Par ici les hauteurs sont plus homogènes, courbes vallonnées recouvertes de forêts.

Après avoir vécu les quatre saisons en quatre mois, je termine sur une note estivale sous 27°C, marques de bronzage à leur apogée, piqûres d’insectes et pieds en fusion.

Je ressens la nostalgie des « derniers », sentiment familier à l’approche de chaque clôture de chapitre. Derniers rayons de soleil matinaux à travers les arbres de la forêt. Derniers crissements des feuilles mortes sous mes pieds. Derniers écureuils. Derniers ponts. Derniers cols. Dernières vues panoramique. Derniers dérapages sur les pierriers…

Jeudi 23 septembre

MONACO.
Huitième et dernier « pays » de ma traversée. L’envers de l’ambiance vécue jusque-là, mais néanmoins étape de fin officielle de la Via Alpina.

Cinq cent mètres de descente depuis les hauteurs de la Turbie pour un retour au niveau zéro, celui de la Mer, après 115 jours perchée en altitude. Les reliefs vont me manquer. L’énergie des montagnes aussi, mais celle vivifiante de la mer se ressent déjà.

Et me voilà, entre deux mondes, un peu secouée par le tumulte Monégasque, et pourtant déconnectée de cet étalement de luxe, planant encore dans ma bulle.
Clap de fin aux pieds de la statue du Prince Albert 1er, perché sur son rocher.

Le bruit des vagues dans les oreilles, le nez au vent face à la Méditerranée agitée par le vent, sa couleur mêlée avec celle du ciel, je savoure ces derniers instants de plénitude. Mélange d’émotions cumulées. De joie. D’accomplissement. De fatigue. Le tout sereinement enroulé dans une euphorie légère. 

Quatre mois de marche, et près de 1500 kilomètres parcourus.
Plus de 90 000 mètres de dénivelés cumulés… c’est un peu comme gravir une vingtaine de fois le Mont Blanc !
Au final, j’aurai suivi environ 80% de mon tracé planifié, les 20% restant ayant été adaptés aux visites des proches, aux rencontres faites au gré du chemin, et aux (nombreux!) aléas météo qui font que les plans d’une aventure au long cours sont aussi faits pour être modifiés…

J’ai vagabondé sous les étoiles des Alpes et je leur suis infiniment reconnaissante de m’avoir laissé fouler leur sol, m’ouvrant leur univers brut, me distillant les fragments de leur histoire géographique, géologique, culturelle.
Ces montagnes sont remplies d’histoires, chargées d’un passé parfois lourd, gardant secrètement les traces des guerres des siècles derniers, les vestiges d’anciens hameaux, les récits de ceux qui y ont vécu. Elles sont aussi un terrain de jeu infini pour les amoureux de la nature, où l’on y trouve la beauté dans chaque détail.

Je me suis nourrie d’elles pendant ces quatre mois. Leur rudesse, leur splendeur et leurs changements d’humeur. J’ai adoré photographier leurs courbes et leurs lumières.
J’y ai affûté tous mes sens, du premier au sixième, tissant un lien quotidien avec cet environnement sans faux semblants. 

J’ai monté et descendu des versants, et vice versa. Longé des crêtes, sillonné des flancs. Traversé des forêts enchantées, et d’autres un peu moins. Admiré des mers de nuages, des sommets légendaires. Découvert tant de spots de rêve. Été réveillée par des chevreuils, des écureuils, un renard, un mulot, et des tonnes d’oiseaux. Fait de la thalasso dans des rivières (très) fraiches. Failli participer à mon insu à un ultra trail. Peaufiné mes échanges de bons plans entre voyageurs. Me suis régalée de baies sauvages, de fromages locaux et de chocolats chauds. Usé mes semelles sur tous ces sentiers, avec parfois de petits cailloux dans les chaussures, au propre comme au figuré.

J’ai eu chaud, un peu. Froid, beaucoup. J’ai laissé quelques gouttes de sang sur les sentiers Autrichiens et leurs troncs d’arbres morts fourbes. Un zest de larmes dans les moments difficiles. Des salves de « sa *#$*@ bordel de mer** » dans les dénivelés positifs. Des poignées de « waahh put*** » aux cols en découvrant les prochaines vallées qui s’ouvraient devant moi. Des centaines de sourires partagés, offerts et récoltés. Et des milliers de « bonjour » dans tout plein de langues.

BREF, j’ai traversé l’intégralité de la chaine des Alpes à pied.

Gratitude envers tous ceux qui ont croisé mon chemin et m’ont nourri de leurs moments de vie. Gratitude également envers les personnes qui œuvrent dans l’ombre ; ceux qui entretiennent et sécurisent nos sentiers pour nous permettre de les arpenter en toute sérénité. Aux berger(è)s qui gèrent courageusement les alpages et maintiennent accessibles ces paradis d’altitude. Aux gardiens de refuges, cocons providentiels dans les moments durs. Continuons à protéger ces derniers espaces sauvages pour permettre à chacun d’entre nous d’aller y assouvir sa quête de liberté…

Le monde « d’en haut » est brut, rude et intransigeant, mais il est tout aussi pur, authentique et merveilleux. Le temps y est parfois suspendu, rendant l’agitation « d’en bas » d’autant plus insensée. Une fois déconnecté, on n’a parfois plus envie de s’y rebrancher…
Et, en même temps, prendre le temps d’y clarifier ses pensées, d’y laisser infuser ses idées, c’est se laisser aller à tout un nouveau monde d’opportunités.

« Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement. »
De l’émerveillement, j’en ramène tout un nouveau stock. Respecter, protéger, et rester connecté à cette Nature qui nous fait vivre. C’est la suite que je veux donner à mon prochain chapitre de vie. Et à force de vagabonder sous les étoiles, il se pourrait bien qu’elles s’alignent vers de chouettes nouveaux horizons…

Et puis, comme dirait notre cher Francis, « quand j’aurai tout donné, tout écrit, quand je n’aurai plus ma place… je prendrai une guitare avec moi, et peut-être mon chien s’il est encore là et j’irai dormir chez la dame de haute savoie ».

Ultimes remerciements et big up à tous ceux qui ont suivi et vécu cette aventure avec moi, ce genre d’énergie est contagieuse… ne l’économisons pas !

10 commentaires sur « « J’irai dormir chez la dame de Haute-Savoie » »

  1. magnifique reportage!
    photos superbes avec des couleurs incroyables
    merci a ma niece de ces doux moments passés avec toi sur mon ordi
    bon retour parmi nous
    gros bisous

  2. Un grand bravo à toi, tu as une nouvelle fois réalisé un de tes rêves et quelque chose me dit que ce ne sera pas le dernier. Merci de nous avoir fait voyager avec tes magnifiques reportages que nous attendions avec impatience. Bon retour et à bientôt !

  3. Bon retour chez nous avec cette belle énergie qui te caractérise! Merci pour cet article final qui clôture bien ton périple et nous donne envie de vivre une telle aventure! Bises à bientôt !

  4. Merci de nous avoir fait partager ton aventure !
    Et c’était tellement bien écrit et illustré que l’on avait l’impression d’être avec toi, les douleurs physiques en moins !
    Bon retour et à très vite
    Gros bisous

  5. 🤩🤩merci modulette pour ces temps de pause, de lecture, de voyage que tu nous as fait partager. Bon retour, en te souhaitant de protéger le plus longtemps possible cette sensation de plénitude dans ce retour à la vie … d ici !

  6. Bravo pour ce nouveau dépassement, bravo pour cette énergie et merci pour les articles, merci pour les positions GPS de chaque soir qui me permettent « des nuits sereines » et qui adoucissent l’éloignement. Mélo, Hushba, Litchi, poulette sont prêts à t’accueillir, nous attendons avec impatience de te retrouver sous les étoiles douces des Champs Dinard!

  7. j’en veux encore!!!!! tes articles sont addictifs! Merci de nous avoir fait partager ces belles découvertes, de près comme de loin.. c’était un pur bonheur.
    Je suis impatiente de te retrouver maintenant!! 😉

  8. Et voila, que j’ai les larmes aux yeux…pic hormonale ? émotionnel? ou tout simplement des larmes de joie, d’émerveillement, oui c’est contagieux et pourtant j’ai pas bougé de mon sofa. Merci pour avoir pris le temps de partager tout ça. Tu n’as pas que marché, tu as aussi tellement partagé, c’est peut être ça les larmes, de la reconnaissance et un respect certain pour ce que tu as entrepris en toi, pour toi et donc pour tous. Merci lovely Maud.

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