« Don’t worry about a thing, ‘cause every little thing gonna be alright »

Samedi 29 Mai

En ce début de matinée, j’embarque sur un petit ferry direction Muggia. Une traversée d’une trentaine de minutes qui longe le port de commerce de Trieste et m’amène au point de départ de ma Via Alpina.


Petite commune organisée autour de son port, ses ruelles ont un charme traditionnel et authentique. Quelques embarcations modestes, certaines aux peintures élimées, aussi élimées que l’un des propriétaires qui bricole à bord.

Des boutiques à l’allure un peu désuètes. Des maisons et des courettes en pierres colorées et fleuries. L’arrivée du week-end se fait sentir, les rues s’animent peu à peu.
Je constate avec dépit que l’office de tourisme est fermée. Je ne pourrai donc compter que sur mon téléphone pour démarrer, sans carte papier en back-up ni infos météo précises.


Le début de mon itinéraire grimpe dans les hauteurs du village pour rejoindre le petit hameau de Santa Barbara (#CaTeBarbera, chanson de la série parodie des inconnus toute la matinée dans la tête…!).
Un air printanier flotte avec ses odeurs de chèvrefeuille et de fleurs fraiches. Des glycines, de belles villas, un chat qui me surveille vautré sur son muret, quelques chiens qui aboient à mon passage.

Le ciel voilé du matin fait progressivement place à un beau soleil, la casquette et la crème solaire sont en place.
Je rejoins ensuite un petit chemin arboré qui ouvre de temps à autre une vue dégagée sur le Golfe, et marche avec la mélodie des petits oiseaux, des tondeuses et des « Ciao » chaleureux des gens qui s’affairent dans leurs jardins.

L’ambiance de la deuxième partie d’après-midi sera moins légère, en oscillant sur la bordure italo-slovène. La signalétique devient double, et mon opérateur de téléphone m’envoie régulièrement des messages me souhaitant la bienvenue dans l’un ou l’autre des deux pays. 

Au démarrage d’une piste grossièrement déboisée par des machines puis s’enfonçant progressivement dans la forêt, quelques affaires trainent par-ci, par-là ; couvertures, sweat-shirts, gants, bouteilles vides… je commence par mettre cela sur le compte des agents forestiers qui doivent œuvrer dans le coin, mais mon ressenti se fait de plus en plus étrange, et une inexplicable sensation d’appréhension prend place.
Et puis, les vêtements se multiplient au bord de ma route et deviennent un, puis deux, puis trois, jusqu’à dix campements de fortune. Me revient alors d’un coup en tête que la zone est un passage d’immigration clandestine… Effectivement, il s’agit de l’une des principales voies d’entrées depuis la route des Balkans, en direction de l’Italie et de l’Europe de l’Ouest, pour des migrants venus des pays de l’Est ou de l’Afrique du Nord.

Sujets épineux entre les différents pays concernés, où les polices locales organisent des campagnes de surveillance et de recherches pour tenter de limiter ces entrées illégales sur leurs territoires. L’Italie est notamment accusée de renvoyer des migrants vers la zone Slovène de manière « informelle », qui sont ensuite repoussés en chaine plus à l’Est, hors de la zone UE. De nombreux migrants se terrent ainsi en se cachant dans les forêts pour éviter les autorités et tenter de percer leur route. 

C’est la première fois que je suis confrontée si directement à ce type de situation, que je n’avais absolument pas anticipé. En étant aussi isolée avec mon gros sac sur le dos et aucune connaissance des risques potentiels d’une rencontre fortuite, c’est déconcertant de voir comme le cerveau déclenche instantanément un instinct de protection, et allume une alarme rouge ordonnant d’ajuster sa route.
J’accélère le pas, et, quelques kilomètres plus tard et une bifurcation par un sentier en bordure de village, je suis soulagée d’arriver à ma première étape « Refugio Premuda ». 

Le « refuge » n’est au final qu’un genre de guinguette d’étape au bout d’un hameau, qui ne propose pas de lits et ne sert qu’à l’extérieur, mais accepte que je pose ma tente sur un petit bout d’herbe un peu abrité à proximité. Exit le bivouac en pleine forêt par ici après mon expérience trouble du jour !
Je m’installe en même temps que l’arrivée de grosses rafales de vent. Moi qui pensais la Patagonie championne des courants d’air, je découvre ici le « Bora » ou « Burja » en slovène. Vent local froid et brutal qui descend des montagnes de l’arrière-pays, c’est le plus puissant du bassin méditerranéen, et l’un des plus forts au monde. Ses bourrasques obligent à replier terrasses et parasols en catimini, faisant tout voler sur son passage. 
Il me tiendra éveillée une bonne partie de la nuit, faisant claquer ma tente malgré le fait d’être abritée par quelques arbres. Un sommeil pas vraiment réparateur donc… mais l’avantage du vent est qu’au matin, la tente est parfaitement sèche pour la replier !

Le jour pointe son nez dès cinq heures par ici, et je suis debout aux aurores. J’enfile mon sac à dos et quitte le village encore endormi pour une petite montée de 300m en guise d’échauffement. Heureusement, la forêt est vierge de tout signe de campements, et mes inquiétudes s’envolent rapidement. Je ne serai plus confrontée à cette situation dans les jours à venir. 

Arrivée en haut, c’est une jolie récompense avec une vue panoramique que je n’aurai pas tous les jours, puisque trois pays d’un coup s’étendent sous mes yeux : l’Italie, la Slovénie et la Croatie. 

Me voilà pour de bon du coté Slovène. Hameaux paisibles et sentiers bordés de prairies et de murets en pierre sont au programme de ce début de journée qui m’amène à Lipica, village qui, je crois, a plus de chevaux que d’habitants !

Joie de gamine durant ces quelques heures passées à la découverte du «Lipica Stud Farm». Le site est l’équivalent de notre Cadre Noir à Saumur, sauf qu’ici tous les chevaux sont gris. Ce domaine d’Etat à des installations magnifiques, impeccablement tenues, qui abritent pas moins de 370 lippizzans. 


Race historiquement importée d’Espagne, son standard était composé il y a deux cent ans encore de chevaux de différentes robes, qui, avec la sélection génétique, se sont progressivement réduites au gris pour 99% d’entre eux. Petits et trapus, ils mesurent entre 150 et 160 cm au garrot, avec des membres courts, un physique puissant et un regard calme, dégageant l’élégance naturelle typique des chevaux du sud.

A l’entrée, une vingtaine de juments suitées accueillent les visiteurs avec leurs poulains fraichement nés. Belle stratégie de sociabilisation de ce petit monde, tant au sein du troupeau qu’auprès des visiteurs qui viennent les gratouiller. D’ici quelques temps, 80% d’entre eux seront destinés au dressage classique, 20% à l’attelage.

Chaque année, le centre vend une vingtaine de ses chevaux dans le monde entier, les États-Unis étant les premiers importateurs. Leurs prix varient de 20 à 50 000 euros pour un cheval dressé, et jusqu’à 100 000 euros pour un cheval de haute école, aucun cheval n’étant vendu avant l’âge de cinq ans. 
Les étalons reproducteurs, eux, démarrent la monte à cet âge-là, mais ne peuvent être « officiellement » approuvés qu’à partir de onze ans, une fois leurs performances génétiques confirmées.
L’écurie principale exhibe fièrement son lot d’entiers vedettes, étonnamment calmes dans leurs confortables boxes cinq étoiles.

Aux alentours, plusieurs troupeaux de dizaines de juments s’étendent à perte de vue dans d’immenses prairies bordées d’impeccables lisses blanches. Une belle vision du paradis des chevaux !

L’heure étant venue pour moi de poursuivre ma journée, le sentier indiqué par mon téléphone traverse l’un des prés clôturés juste à côté de celui du troupeau principal, dans lequel il n’y a pas de chevaux actuellement mais avec tout de même une pancarte y interdisant l’accès. Au vu du détour à faire pour le contourner, je décide d’y passer quand même « discrètement »…
C’était sans compter sur la curiosité générale des voisines qui arrivent toutes au galop vers moi! Pour la discrétion on repassera… mais « l’effraction » en valait largement le spectacle o)

Matavun, petit village paisible, m’attend pour sa fin de journée. J’y trouve un spot de bivouac tranquille à proximité du centre d’information avec eau, prise électrique et wifi, le luxe.


Cette nuit sera plus sereine, mis à part un réveil en sursaut à une heure du matin par le cri puissant et rauque d’un animal. Étant donné l’intensité, il doit être tout proche, mais je n’ai jamais entendu ce son et n’arrive pas à l’identifier. Heureusement pour moi, cela ne dure que quelques minutes à peine.
Le lendemain matin, la magie d’internet m’indiquera qu’il s’agissait d’un chevreuil… Qui aurait cru qu’un animal si petit et si mignon puisse sortir de pareils sons ?! (si vous ne voyez pas de quoi je parle cliquez ici et vous comprendrez^^).

Ces premiers jours sont difficiles physiquement. Les matinées tout en légèreté laissent place à des deuxièmes parties de journées qui me font serrer les dents et trainer les pieds. Une fois les réglages de mon sac à dos affinés, les douleurs dans les épaules s’estompent et le dos s’habitue progressivement à sa charge de sherpa.
Mais les genoux demandent plus de temps, les douleurs alternant de l’un à l’autre, et descendant jusqu’au bout des orteils. Malgré cela, je prends mon mal en patience, sachant que chaque jour qui passe m’endurcit un peu plus. J’essaye de gérer au mieux mon effort et de prendre du temps de repos, m’astreignant au combo étirements – baume du tigre – hydratation pour soulager mes articulations.
Accepter les réglages physiques et mentaux du démarrage, sorte de mutation progressive avant d’atteindre mes pleines capacités.

La suite de mon tracé rejoint le Karst, région de hauts plateaux rocheux calcaires, à l’origine du terme géologique « karst » et des « phénomènes karstiques ». Cette érosion spécifique a formé au fil du temps des paysages comme des grottes, des tunnels souterrains, des lacs…
J’y découvre l’un de ses aspects les plus marquants avec les dolines, sortes de dépressions circulaires qui peuvent aller de quelques mètres à plusieurs centaines de mètres de diamètre. La doline d’effondrement la plus haute de la région fait 163m et se situe sur mon chemin. Elle m’offre un beau panorama face à elle au petit matin, son torrent bouillonnant avec force en bas de ses roches.

Les sentiers forestiers sont paisibles, et proposent tantôt l’odeur du bois fraichement coupé, tantôt celle des débuts de floraison sur leurs bordures. Ils sont parfois longs et monotones, mais offrent l’avantage de leur fraicheur ombragée, et la récompense arrive quand les arbres s’ouvrent pour laisser entrevoir un panorama sur les vallées alentours.

Des forêts à perte de vue, et leurs palettes de verts qui changent au gré de la danse entre le soleil et les nuages. Dégradés de nuances et de niveaux vers l’horizon, les derniers plans des montagnes perdus dans les brumes.

Quelques écureuils pestent régulièrement après moi et filent se percher dans les branches hautes, dérangés dans leur quête primordiale de provisions.  

J’aime également traverser les nombreux petits hameaux parsemés sur mon chemin. La marche à cet avantage de laisser le temps d’observer les matériaux, les couleurs, les odeurs, les détails furtifs de la vie quotidienne locale.

L’ambiance y est sereine. Les maisons bien entretenues. Les jardins sont fleuris, les potagers ordonnés, le bois bien rangé. Les chats traînent nonchalamment et me regardent passer d’un air détaché. Les chiens aboient peu et viennent parfois quémander quelques caresses. Les petites vieilles se racontent leurs cancans le long d’un muret, pendant que je m’accorde une pause biscottes-nutella avant que celles-ci ne soient totalement réduites en chapelure, quotidiennement écrasées dans mon sac à dos. 

Ici aussi, les saluts sont chaleureux ; « Dober Dan ! ». L’un des seuls mots de mon répertoire slovène actuel, frustrant de ne pouvoir adresser parfois quelques mots de plus à mon passage. Heureusement, dans les commerces et les lieux d’accueil, l’anglais de base à l’air plutôt répandu. 
Seul point négatif, il est encore tôt dans la saison, et de nombreux restaurants, gîtes ou refuges d’étapes sont fermés, laissant s’envoler mes espoirs d’un bon repas copieux en arrivant face à eux. 

Globalement, la traversée de cette première partie du pays pour rejoindre les hauteurs montagneuses du Triglav offre une bonne mise en route dans des conditions ensoleillées optimales.

Côté itinéraire, je me réjouis de l’efficacité de mon appli « map.me » que j’utilisais déjà beaucoup à vélo, et qui s’est aussi désormais beaucoup améliorée pour les sentiers pédestres.

C’est une chance, car les slovènes sont peut-être champions au scrabble avec leur sémantique slave bien spécifique… mais ils le sont moins pour le balisage des sentiers, aléatoire et parfois très espacé, qui rend souvent impossible un suivi uniquement par ce biais !

Et puis, après une bonne journée de grimpette arrive l’heure de ma première longue descente à travers les bois pour rejoindre Idrija. Les dénivelés négatifs engagés sont une vraie épreuve pour moi.
Depuis quelques années une instabilité rotulienne, majoritairement prononcée sur mon genoux droit, provoque des douleurs allant de la simple gêne à de fortes inflammations qui finissent parfois par empêcher la flexion de ma jambe tant la douleur peut être intense.
Je dois donc redoubler de concentration en descente pour gérer mes appuis, transférer un maximum de poids sur mes bâtons et alléger la charge sur mes genoux. Trempée de sueur, la dernière heure est un calvaire, mes muscles crispés par les efforts prolongés et par la douleur qui se fait lancinante. 

Mais la récompense est juste en bas du chemin, avec l’arrivée au « Wild Lake », superbe petit lac aux eaux turquoises limpides. Délivrance, j’y plonge mes pieds endoloris et mon genou enflé dans la fraicheur de la rivière qui l’alimente. 

Et en bonus, j’y rencontre ma première Via Alpiniste, Anne Caroline, une allemande qui randonne également en solo et prévoit aussi de faire l’intégralité de la traversée! Joie partagée de pouvoir parler ensemble, après une semaine où nos rencontres respectives ont été rares et nos conversations locales succinctes du fait de la barrière de la langue. Nous échangeons nos numéros, et seront certainement amenées à nous recroiser par la suite.

Ce moment d’échange enjoué me redonne la légèreté nécessaire pour finir mon étape du jour bien méritée, avec l’arrivée dans une chambre d’hôtes où les propriétaires ont une petite écurie privée. Ici, ce sont les poneys qui vivent en tiny house !
Accueillie aux petits soins, on m’offre un bon jus de fruis frais et des œufs pour pouvoir cuisiner mon premier diner copieux depuis 5 jours 🙂

Les 48h suivantes seront posées à Idrija pour remettre mon genou d’aplomb et organiser la suite qui s’annonce un cran plus engagée.
La ville est modeste mais il y a tout ce qu’il faut à quelques pas ; de bons produits frais, enfin une carte papier de la Via Alpina Slovène, du voltarène, et les bons conseils de mon hôte Miha (prononcer « Micha » – mais il préfère qu’on l’appelle « Mike » o)). 

Vendredi 4 juin

Demain je reprendrai la route en direction du parc national du Triglav, que je devrai atteindre d’ici deux jours.
La bonne nouvelle : prise de hauteur, nouveaux paysages, et lacs d’altitude sont au programme.
La moins bonne : une dégradation de la météo est annoncée, il y a encore de la neige en montagne, et nombre de refuges paraissent fermés.  
Du coup, ces conditions incertaines rendent la préparation de mon itinéraire « légèrement » casse-tête…

Mais, en rando comme dans la vie, si le plan A ne fonctionne pas, il reste encore 25 lettres dans l’alphabet ! 

11 commentaires sur « « Don’t worry about a thing, ‘cause every little thing gonna be alright » »

  1. Merci Maud pour ce super article encore! Hâte de lire le prochain pour voyager un peu avec toi!
    Reste prudente, bisous !

  2. Bonjour Maud,
    Ravi d’avoir de vos nouvelles au détour d’un sentier slovène …, après ces quelques années passées.
    J’ai fermé les yeux en écoutant le cri du chevreuil, et je crois avoir aperçue votre silhouette !
    Certaines photos sont simplement hallucinantes.
    A bientôt, au prochain épisode …

  3. Photos superbes et écrits …sans commentaire compte tenu de mon statut vis à vis de l’auteur. Je reste cependant admirative de cette qualité de conteuse! Heureusement, tu m’avais un peu préparé au contenu de cet article !

  4. Salut Maud,

    Ta maman a raison, tu es vraiment douée pour nous raconter ton périple! Tout est beau: le texte, les photos, on arrive à se projeter l’espace de cette lecture avec toi et ça me rappelle ton voyage à vélo, durant lequel j’attendais vraiment impatiemment de te lire à chaque fois car cela me donnait l’impression de « partir à l’aventure » ! En plus personnellement tu m’apprends plein de choses, notamment sur les migrants cette fois-ci. Je te souhaite une bonne continuation pour cette « rando » hors norme et ai déjà hâte de lire la suite 🥰 Bon courage et profite bien de tous ces instants uniques, bises.

  5. En plus d’être vraiment très agréables à lire, tes textes sont très bien illustrés. Les photos sont magnifiques (incroyables les couleurs wild lake). Ça donnerait presque envie de partir aussi à l’aventure, mais on est beaucoup moins courageux que toi !

  6. Rooo oui, je connaissais nombre de tes talents mais celui de photographe et conteuse pas encore, Sans parler de ton humour et sens de la dérision. Merci pour ton authenticité dans toutes les palettes d’émotions que tu vis et qui m’ont donné des frissons de différentes couleurs aussi. Tu as une communauté de Tiny angel mais aussi de Trip angel :)) Des bisous

  7. Coucou ma Maud
    magnifiques photos ,commentaires au top
    ça fait rever
    soit prudente avec tes genoux et ton dos
    je t’embrasse
    Tatie

  8. C vrai qu’avec ton écriture et photos je ne retiens que le beau. C un émerveillement. Merci à toi pour tes reportages.

  9. Magnifiques photos et un plaisir de te lire. On est téléporté près de toi avec les souffrances physiques en moins

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